Femme tunisienne : le témoignage de Reem Bouarrouj au RDC Congo.
Le 15/03/2019
« Je me présente : je m’appelle Reem Bouarrouj, je suis médecin et je travaille avec une organisation humanitaire internationale. Mon âge ? Moi-même je l’ignore. Je me rappelle certainement de l’année de ma naissance mais je n’arrive pas à calculer mon âge, probablement parce que quand on fait ce que je fais, on perd d’une certaine façon la notion du temps mais en contrepartie on prend bien conscience de l’espace et surtout des frontières qui le délimitent.
Pourquoi ce choix de carrière ? Tout simplement parce que depuis toute petite je rêvais de devenir médecin et de travailler au sein d’une organisation humanitaire avec laquelle je pourrais aider des personnes dans le besoin un peu partout dans le monde-étant persuadée que l’aide médical n’a pas de frontières. Qui a dit que nos rêves d’enfance ne pouvaient pas se réaliser ? Il faut juste y croire et se battre pour les atteindre, parce que c’est quand on est tout petit qu’on sait ce qu’on veut devenir dans la vie !
Travailler ailleurs dans des conditions parfois difficiles a changé ma vision sur le monde et l’être humain. Ma première mission je l’ai passé à bord du bateau de recherche et de sauvetage en mer Méditerranée l’Aquarius. Ce navire orange de 77 m de longueur qui sillonnait, de février 2016 à décembre 2018, une partie de la Méditerranée, face à la côte libyenne, à la recherche de ces personnes qui ont risqué le tout pour le tout en prenant des canots de fortune avec le petit espoir qu’ils pourront survivre ailleurs devant la mort certaine qui les attendait en Libye.
Les histoires que j’ai eu l’occasion d’écouter à bord resteront à jamais graver dans mon cœur : ces hommes qui se sont fait vendre comme des esclaves; ces femmes qui ont été violées devant leurs maris et enfants; ces mères, pères, sœurs, frères, épouses, époux qui ont vu leurs proches tués devant leurs yeux … Parfois en les écoutant je voulais me mettre à crier plus fort que le bruit des vagues qui se fracassaient sur la paroi du bateau comme les rêves de ces personnes dont le seul crime est « d’être né dans le mauvais endroit » !
Mais ces personnes-là m’ont beaucoup appris sur l’humilité, la foi en un meilleur avenir, l’amour… Je n’oublierai jamais l’histoire de ce jeune homme qui m’a raconté comment il a été vendu, battu, humilié et que le jour où il a essayé de fuir, un des hommes de la milice lui avait tiré dans la jambe. Et puis cet homme, qui était un de ses bourreaux, le voyant très malade et affaibli, est venu lui demander pardon. Alors il lui avait tout simplement répondu « Je te pardonne »; non pas par peur mais parce qu’au fond de lui il en était convaincu ! Moi je ne comprenais pas comment il pouvait pardonner, ça me dépassait !
Mais au fil des témoignages de ces êtres exceptionnels qui ont survécu à tout et qui étaient capables de clémence j’ai compris qu’en pardonnant à l’autre c’est avec soi-même qu’on faisait la paix. Finalement le pardon nous permet de nous réconcilier avec notre passé pour pouvoir envisager un futur !
Aussi au cœur de la mer Méditerranée, j’ai compris ce que signifie un pays et une appartenance à un pays, parce que ces personnes qui ont dû fuir le leur; ils ne l’ont pas fait parce qu’ils ne l’aiment pas mais parce qu’ils n’avaient pas un autre choix!
Un jour un Syrien qu’on avait sauvé m’avait dit « Vous savez ce que c’est qu’un pays ? c’est cette terre sur laquelle se trouve votre famille, vos amis, vos voisins. Moi je n’ai plus de pays ! Les miens sont soit morts, soit partis ailleurs ! Vous savez, en prenant ce canot je savais qu’il y avait un grand risque que je meure. Moi je n’ai pas peur de la mort car c’est Dieu qui nous a créés et il a le droit de nous rappeler à lui quand il le veut, mais j’aurais honte de mourir en mer parce que ma mère ne saurait jamais où je me trouve et elle n’aura jamais mon corps pour l’enterrer et une tombe sur laquelle elle pourra se recueillir ! ».
Les témoignages que j’ai eus contredisent entièrement ce que les politiciens européens de droite ne cessent de dire « Si on ouvre les frontières, tout le monde viendra chez nous » et en se basant sur ce prétexte ils mettent des lois anti-immigration encore plus dures et empêchent les bateaux de sauvetage de revenir en mer, cette mer devenue un cimetière à ciel ouvert ! Ils n’ont pas compris à quel point c’est dur de franchir une frontière, de se jeter en mer, qu’il faut forcément abandonner quelqu’un ou quelque chose derrière soi et que si on le fait c’est qu’on n’a pas eu une autre option !
La République Démocratique du Congo
Après ma mission sur l’Aquarius, je suis revenue sur la terre ferme de la République Démocratique du Congo (RDC), dans un petit village au North Kivu. Travailler à l’hôpital, être en contact direct avec les patients a fait que je me rende compte de la difficulté du quotidien des Congolais dans cette région. Et sur le plan médical, beaucoup de choses sont à améliorer. Dans la province du Nord- Kivu, la situation sanitaire est précaire. Beaucoup meurent à cause de la malaria, de la pneumonie et des diarrhées. C’est déroutant de savoir qu’un pays aussi riche en ressources naturelles tel que l’or, les diamants, le cobalt… soit dans une situation aussi critique sur le plan de la santé. Figurez-vous que les forêts du bassin de la RDC constituent la deuxième plus vaste forêt tropicale de la planète et le deuxième poumon du monde après l’Amazonie. Tous les matins en regardant cette magnifique montagne, cette verdure, ces fruits tropicaux et en retrouvant mes petits patients malnutris à l’hôpital, je suis révoltée !
Parmi les cas que je recevais j’avais beaucoup de fracture suite à des chutes d’arbres fruitiers comme c’est toujours précisé dans le dossier médical. Et une fracture compliquée dans ce coin perdu où beaucoup d’examens complémentaires essentiels manquent, veut dire que je dois attendre d’acheminer mon petit patient à la grande ville et je n’ai qu’un seul transfert par semaine dont la durée est de presque 36 heures entre voiture et avion. Alors une fois j’ai demandé à mon équipe « Mais pourquoi les enfants ici montent souvent sur les arbres ? est-ce que les parents ne les contrôlent pas suffisamment ? » et un de mes infirmiers m’a répondu « Docteur ce n’est pas pour jouer que les enfants montent sur les arbres ici, mais c’est la famine qui les fait grimper tout en haut afin de pouvoir trouver quelque chose à manger. Les parents passent la journée dans les champs ou dans les mines et ces enfants n’ont souvent rien à la maison alors ils n’ont pas le choix ». La réponse m’a laissé sans voix parce que j’ai tout simplement réalisé que ma vision des choses était totalement erronée et que ce qui s’applique à mon quotidien dans mon pays diffère de la réalité du pays dans lequel je travaille !
La RDC m’a changé, m’a rendu plus responsable vis-à-vis du monde et m’a appris à valoriser ce qui mérite de l’être ! Je me rappelle du premier soir de mon retour, par réflexe j’ai demandé à ma mère si nous avions de l’eau chaude, elle s’est mise à rire et m’a répondu que je devais aller réchauffer l’eau. J’ai aussi couru brancher mon téléphone en charge parce que j’avais en tête que je n’aurais plus d’électricité après 22h comme dans mon projet où les horaires d’électricité sont bien organisés! Eau, énergie… les avoir me semblaient une évidence avant mais aujourd’hui mon regard envers ces choses-là a changé et je reconnais leur valeur ! Par exemple, je n’arrive pas à me faire un bain depuis mon retour parce que perdre autant d’eau me semble irresponsable; moi qui collectais avec mon équipe l’eau de la pluie pour pouvoir prendre une douche !
J’ai l’impression d’avoir tellement grandi grâce à ces deux missions parce que je vois le monde et j’envisage l’avenir sous un nouvel angle, dans lequel la lutte pour les droits humains dans mon pays et ailleurs est une priorité.
Maintenant me revoilà en Tunisie pour une courte pause avant de reprendre les routes vers un autre projet et un autre pays. Un retour « chez soi » ne veut ni dire qu’on va oublier son ancien « chez soi », ni qu’on n’est pas prêt à trouver un nouveau « chez soi ». Parce que quand on voyage souvent et qu’on laisse des bouts de soi un peu partout avec ces gens qu’on a rencontrés et ces pays qu’on a aimé, le monde entier devient une sorte de « chez soi » !
C’est probablement ça le prix à payer quand on vit un peu partout : ne se sentir chez soi nulle part et se sentir chez soi partout parce qu’on découvre à quel point le monde est vaste, que les êtres humains se ressemblent, que les cultures quoiqu’elles semblent dissemblables, au fond elles ne le sont pas du tout, que le mal et surtout le bien sont partout ! C’est une richesse qui n’a pas de prix que d’être conscient que le monde est beau et que la plupart des êtres humains sont bons malgré la présence de la misère et la guerre et qu’il faut toujours garder son cœur ouvert face à la grandeur de l’univers!
©Femmes de Tunisie